Par Matthew Ehret (Traduit par Patrick Cyr)

Beaucoup ont peut-être entendu parler du nom de Calixa Lavallée, compositeur de la chanson “Ô Canada”, qui est devenue officiellement l’hymne national canadien cent ans après sa création en 1880.

Beaucoup connaissent le nom du marquis de Lafayette, ce jeune noble français qui a changé le cours de la Révolution américaine et a consacré sa vie à la création d’institutions républicaines en Amérique et dans le monde entier.

Cependant, peu de gens savent que le Canadien Calixa Lavallée (1842-1891), dont la vie a été interrompu à l’âge de 48 ans, était connue dans toute l’Amérique comme le “Lafayette de la musique américaine”.

Recruté de sa maison de Saint-Hyacinthe à l’élite de la scène musicale culturelle par l’Institut Canadien qui a répandu des têtes de plage dans tout le Québec au milieu du 19e siècle, Calixa s’est rapidement retrouvé à travailler à Montréal et à étudier sous le mentorat du grand compositeur français Charles Wugk Sabatier qui a composé la célèbre chanson patriotique “Le Drapeau de Carillon”. Pour gagner sa vie, Calixa commence à parcourir l’Amérique en tant que metteur en scène et interprète de spectacles de ménestrels, au moment où les premiers coups de feu sur Fort Sumter marquent le début de la guerre civile en avril 1861.L’ancien combattant de la guerre de Sécession se bat contre deux confédérations (sud et nord)

Républicain convaincu, inspiré par les traditions de Louis-Joseph Papineau, chef des rébellions manquées du Bas-Canada contre les Britanniques en 1837-1838, Calixa s’engage rapidement dans l’armée de l’Union au sein du 4e régiment du Rhode Island et participe à l’une des batailles les plus sanglantes de la guerre de Sécession, celle d’Antietam, dans le Maryland, en septembre 1862, où ses blessures mettent fin à son service militaire. Papineau avait lui-même créé l’Institut Canadien en 1844 afin de fournir une éducation esthétique et scientifique aux masses de la population québécoise qui n’avaient pas le développement culturel adéquat pour entreprendre correctement une révolution complexe comme il l’avait rêvé des années auparavant. Le neveu de Papineau, Louis-Antoine Dessaulles, président de la section montréalaise de l’Institut Canadien et ancien seigneur et maire de Saint-Hyacinthe, connaissait bien la famille de Lavallée et a probablement joué un rôle dans les débuts de la carrière du jeune homme.

Lavallee en 1862

Conscient que la victoire de Lincoln allait enfin créer des conditions internationales favorables à la libération du Canada de l’Empire britannique, Lavallée rentre chez lui à Montréal en 1863 afin d’aider à guider la jeune nation vers une république libre d’institutions héréditaires.

Lavallée se retrouve rapidement allié à un puissant réseau de jeunes nationalistes alors surnommés ” Les Rouges “, dirigés par L.-O. David, Médéric Lanctôt (son ami d’enfance et fondateur de La Presse) et un jeune avocat du nom de Wilfrid Laurier (qui deviendra plus tard Premier ministre du Canada de 1896 à 1911). Ces réseaux républicains mettent rapidement sur pied un journal, L’Union nationale, qui se consacre au renversement d’un complot dirigé par Londres visant à créer une tête de pont confédérée britannique dans les Amériques, après qu’il soit devenu évident que l'” autre ” opération confédérée de Londres dans le Sud esclavagiste était sur le point d’échouer. Ce complot, appelé “Acte de l’Amérique du Nord britannique”, a été rédigé après une conférence arrosée d’alcool à Charlottetown, en Nouvelle-Écosse, en septembre 1864.

Avant qu’il ne soit ratifié à Londres le 1er juillet 1867, l’entourage de Lavallée mène un double combat contre ce programme antirépublicain qu’il considère comme une perversion de la nature humaine (car il inscrit des droits et des pouvoirs héréditaires dans la constitution même de la nouvelle nation).

Louis-Joseph Papineau

Les journaux Union National et La Presse, dirigés par les amis de Lavallée, ont une position clairement définie : les deux seules voies d’avenir acceptables pour le Bas-Canada sont 1) l’indépendance totale de l’Empire britannique ou 2) l’annexion à l’Amérique de Lincoln.

Tous les membres de ce groupe reconnaissent la dangereuse erreur de composition qui serait déclenchée si une nation était créée sur des bases impériales britanniques et administrée par des réseaux du Conseil privé fidèles à une structure de pouvoir héréditaire.La bataille contre l’Église ultramontaine

Tout en polémiquant contre la Confédération, le journal national L’Union et l’Institut Canadien de Montéal mènent une deuxième ligne de bataille en prônant la séparation de l’Église et de l’État. Cela les met en conflit avec l’Église ultramontaine dont le leadership tyrannique, sous la direction de l’évêque de Montréal, Mgr Bourget, exige que la population du Québec démontre sa foi en Dieu en demeurant aussi ignorante qu’Adam et Ève avant de gâcher leur moralité en mangeant de l’arbre de la connaissance. C’est en raison de son engagement à maintenir la population dans un état de rêve paysan que l’église corrompue s’est retrouvée si étroitement alliée aux plus hauts échelons de l’Empire britannique.

Bishop Ignace Bourget

Lorsque l’évêque Bourget excommunie Joseph Guibord en raison de son appartenance à l’Institut canadien, en guise de punition pour le refus de l’Institut de bannir de la bibliothèque les livres figurant sur la liste noire de l’Église, de nombreux partisans abandonnent rapidement le combat par peur et l’Institut canadien commence à s’effriter.

Le journal national L’Union s’effondre lorsque l’Acte de l’Amérique du Nord britannique est adopté en 1867, ce qui fait que le journal perd sa raison d’être.

Malgré ces revers, le combat n’est pas terminé pour Calixa.

Prenant au sérieux la célèbre déclaration de Lazard Carnot selon laquelle “il vaut mieux avoir des républicains sans république qu’une république sans républicains”, et reconnaissant que les conditions du républicanisme étaient la culture morale et intellectuelle de la personnalité, conformément aux idéaux de Benjamin Franklin et de Friedrich Schiller, Lavallée a consacré le reste de sa vie à créer des institutions culturelles durables capables d’organiser, de développer et de déployer les pouvoirs créatifs de la population afin que les générations futures puissent réussir là où sa génération a échoué.

Pour entreprendre cette tâche, Lavallée avait reconnu qu’il devait d’abord cultiver ses propres pouvoirs artistiques à un degré beaucoup plus élevé. Après s’être exilé en Amérique pendant plusieurs années et être devenu le surintendant du Grand Opera de New York (à la demande de son ami et mécène musical Jim Fisk, bientôt assassiné en 1872), Lavallée revient brièvement à Montréal, animé par la passion de créer un conservatoire québécois et une culture musicale classique durable, capable de produire des génies autochtones et des compositions canadiennes.

Étudiant en France de 1873 à 1875 sous la tutelle du grand pédagogue François Marmontel, Lavallée développe ses talents d’interprète et de compositeur et produit plusieurs œuvres originales dont le Papillon, Souvenirs de Tolède, La Grande Marche et l’Ouverture de la Patrie.La lutte pour un conservatoire canadien

De retour à Montréal en 1875, Calixa se consacre entièrement à sa mission et s’allie à toutes les personnes d’influence avec lesquelles il peut entrer en contact afin d’obtenir un soutien pour son Conservatoire canadien. Pour payer ses factures, il donne de nombreux cours, organise d’innombrables concerts – souvent avec le Mechanics Institute de Montréal – et travaille comme organiste dans de nombreuses églises du Québec. Un jour, le nouvel évêque ultramontain de Montréal, Édouard-Charles Fabre, adopte un décret interdisant les chœurs mixtes dans toutes les églises du diocèse, ce qui pousse Lavallée à démissionner, emportant avec lui le chœur de l’église Saint-Jacques.

En réponse à cette attaque contre la culture, Lavallée décide de riposter en organisant sa chorale pour interpréter Jeanne d’Arc de Gounod. Jeanne était reconnue comme un symbole prométhéen du républicanisme dans le monde entier et une figure qui a sauvé sa nation à une époque où tout espoir de liberté était perdu. Pour cela, Jeanne d’Arc fut brûlée sur le bûcher par une alliance impie entre l’Église catholique et l’aristocratie britannique qui organisa un faux procès la déclarant agent du diable.

Dans la foulée du succès électrique des représentations de Jeanne d’Arc, Lavallée devient président de la prestigieuse Académie de Musique de Québec (AMQ). L’AMQ a été fondée en 1868 pour administrer des examens musicaux et effectuer des recherches de talents dans le cadre de la création d’une culture musicale nationale. Une fois nommé président en juin 1876, Lavallée consacre tous ses moments libres à l’AMQ. Après le succès de la session de 1877 du concours musical de l’AMQ, où se sont produits les plus grands jeunes talents de tout le Québec, on peut lire dans un article publié dans Le National et attribué à Lavallée : “Les résultats d’hier nous ont démontré clairement qu’il pouvait y avoir une école de musique comme il en existe une pour les beaux-arts et que cette école devait être financée de la manière qui favorise le mieux la continuation des travaux et la propagation de cet art le plus noble et le plus beau, celui qui élève le mieux l’âme vers son créateur.”

Malheureusement, le 19 juin 1878, Lavallée est attristé de recevoir la nouvelle que sa pétition pour la création d’un conservatoire, soumise un an plus tôt, a traversé la bureaucratie et est devenue un projet de loi, mais qu’elle a été annulée pour des raisons de procédure. Le journal L’Événement de Québec a fait état de cette décision à courte vue en ces termes : “En analysant le sentiment du public à l’égard des institutions musicales sérieuses, on découvre rapidement une profonde ignorance de l’importance de la musique, de la nécessité d’institutions organisées de façon appropriée dans son intérêt et de son potentiel comme coefficient d’une civilisation supérieure. Cette ignorance se retrouve dans une certaine mesure partout, chez les gouvernés et les gouvernants, mais elle est plus grave chez les gouvernants.”Un changement de stratégie

À ce stade, Lavallée change de stratégie pour se concentrer sur l’échec des gouvernants. Plutôt que de concentrer toute son attention sur l’organisation ” par le bas ” de la population tout en espérant que l’élite réponde à l’appel du temps, il s’installe à Québec en 1878 afin de se rapprocher de l’Assemblée nationale et de la classe politique dont il a besoin pour que son plan réussisse. S’établissant à Québec, Lavallée devient rapidement membre fondateur d’un intéressant groupe républicain d’artistes, de poètes, de musiciens et d’hommes d’État appelé ” Le Club des 21 ” (dont le nom est dérivé de la limite de 21 membres). Le président du groupe était le diplomate musicien José Antonio De Lavalle Romero-Montezumaa (alias le comte de Premio-Real) qui était consul d’Espagne à Québec.

Calixa s’est efforcé de s’attirer les faveurs et l’amitié partout où il pouvait les trouver, consacrant une énorme quantité d’énergie au lieutenant-gouverneur du Québec et au gouverneur général, le marquis de Lornes (John Douglas Campbell), qui avait été nommé pour représenter la Couronne en tant que nouveau chef d’État du Canada cette année-là. Nombre de ses compositions comportaient des dédicaces à des membres de l’élite anglo-canadienne de l’époque, ce qui a valu à Lavallée de nombreuses critiques au fil des ans. Cependant, ce n’est qu’en comprenant son plan stratégique visant à contourner les canaux bureaucratiques du gouvernement que nous pouvons apprécier ce qu’il faisait.

Lavallée a produit une cantate spectaculaire pour le nouveau gouverneur général en 1878 et en a interprété une sélection à Rideau Hall, à Ottawa, où elle a été chaleureusement accueillie par le marquis et son épouse, qui se sont liés d’amitié avec Calixa, lui parlant toute la nuit.

Lorsque le marquis est finalement venu à Québec en juin 1879, Lavallée a donné pour la première fois la représentation complète de la Cantate avec 150 chanteurs et 60 instrumentistes. Ne renonçant jamais à ses passions républicaines, la poésie choisie pour la cantate comprend un chœur militaire célébrant la victoire des Français sur les Anglais. Le texte traduit mérite d’être cité ici :

Premier soldat
Le tambour bat, le clairon sonne,
Ici, l’appel du régiment ;
Sur les remparts le canon tonne
En avant, compagnons, en avant !

Deuxième soldat
Partons, montrons nos bannières,
Oriflammes, flotte au vent !
Et toi, vieux drapeau de nos pères,
Déploie tes plis triomphants

Chorus
Sonnez, clairons de bataille
Canons, tonnerre vers les cieux !
Réveillez de nos murs
Les glorieux échos du passé !
Et, vous, magnanimes guerriers
Qui dormez sous les lauriers,
Levez-vous, héros sublimes,
Montrez vos fiers fronts !
Sur les murs de la cathédrale
Décrochez le drapeau blanc ;
Dans la marche triomphale
Venez prendre votre rang !

Finale
Ô jours de glorieux combats
Où sonnait le cor guerrier !
Ô vous tous, braves soldats
Qui dormez sous le même rocher !
Soleil qui jadis éclairait
Ainsi des grandes batailles
La nuit révèle discrètement
Tant de funérailles sanglantes !
Partout le sang est effacé :
Rassemblez notre gloire,
Des grands noms de notre passé
Chantons ensemble notre histoire !

Les paroles étaient si scandaleuses qu’il fut décidé de ne pas les publier lors de l’événement.

Si le marquis ne manifeste pas de mécontentement ouvert à l’égard de Calixa, ni lui ni aucune des élites que Calixa tente de rallier à sa cause ne soutiennent le projet de conservatoire. Bien qu’un espoir ait brièvement surgi en octobre 1879, lorsque Joseph-Adolphe Chapleau (un membre du Club de 21 de Calixa) est devenu premier ministre du Québec, il a été rapidement écrasé, car Chapleau n’a fait aucun geste pour soutenir son ami.Le Canada est né

En juin 1880, le Congrès catholique canadien-français avait demandé à Lavallée de composer un chant national pour le Canada. Bien que de nombreux anglophones considèrent ” God Save the Queen ” et ” the Maple Leaf Forever ” comme des hymnes non officiels, ce n’étaient pas des morceaux auxquels les Français pouvaient s’identifier et il fallait quelque chose de plus universel. Calixa se met directement au travail.

Travaillant aux côtés du juge conservateur et poète A.B. Routhier, auteur des paroles originales de l’hymne, Lavallée avait demandé au poète d’attendre que la musique soit composée avant de choisir les paroles. Comme Lavallée avait récemment dirigé une série de représentations d’œuvres de Mozart, comme la Douzième Messe, et d’opéras de Verdi et de Rossini, la Flûte enchantée (le célèbre opéra ” maçonnique “) était probablement fraîche dans son esprit lorsqu’il a composé la musique de ce qui est devenu ” Ô Canada “.

À l’écoute des deux premières mesures du deuxième acte (la Marche des prêtres), la mélodie empruntée est frappante et ne laisse guère de doute sur le fait que Mozart a inspiré l’hymne.

Le fait que la cérémonie au cours de laquelle l’hymne devait être interprété devait suivre une messe donnée par l’archevêque ultramontain de Québec accompagné de 500 prêtres est peut-être lié au choix de Lavallée de s’inspirer de la marche des prêtres de Mozart sous la direction de Zarastro. Lorsque l’on sait que les prêtres de l’opéra de Mozart appellent à l’obéissance à une loi naturelle qui s’élève au-dessus des religions humaines, il n’est pas surprenant que la composition de Lavallée ait été retirée de la première représentation prévue ce jour-là. Quoi qu’il en soit, elle a été jouée devant un public plus restreint lors d’un banquet national le soir même et une nouvelle fois le matin, avec un effet très positif. En dépit de cet accueil positif, rien n’indique que son rêve d’un conservatoire se soit rapproché de la réalité.

Dans les semaines qui suivent, Lavallée reçoit l’occasion de planter son rêve dans un sol plus fertile, car une invitation à quitter le Canada pour les États-Unis se présente. C’est une occasion qu’il ne laisse pas passer et dans la chaleur de la nuit, sans fanfare, Lavallée part pour l’Amérique.

À Hartford, Connecticut, Lavallée écrit à un ami au Québec pour lui décrire la propagation de calomnies et de ragots contre le compositeur : ” Quand on revient ici, on se rend compte de l’insignifiance des idées de notre pauvre pays… J’ai toute confiance en ce voyage comme en d’autres, et d’ailleurs, un artiste n’est pas fait pour croupir dans un lieu obscur et surtout dans un pays encore plus obscur “[1].

L’ami de Lavallée voyait bien que le compositeur était frustré et épuisé après que cinq années d’efforts pour créer un conservatoire n’aient trouvé aucun soutien. Il a lancé un appel au gouvernement du Québec, sachant qu’il était probable que Lavallée ne reviendrait pas si rien n’était fait : “Au lendemain des merveilleux résultats de M. Lavallée, le gouvernement qui a déjà généreusement aidé à l’organisation de cette belle manifestation musicale doit aussi aider un tel talent à se développer et à produire d’autres œuvres qui contribueront au progrès artistique et à la gloire du Canada. Il suffit de fonder un conservatoire de musique où nos jeunes talents – dont nous ne manquons certes pas – puissent prendre forme, et de placer à la tête de cette institution un homme d’une trempe inégalée comme M. Lavallée.”[2]

Comme ces sages paroles tombent dans l’oreille d’un sourd, Calixa décide de s’enraciner en Amérique et de s’établir dans le Massachusetts. C’est là qu’il choisit de consacrer toute son énergie à créer un conservatoire américain là où le projet de conservatoire canadien a échoué. Dans sa nouvelle patrie républicaine, ses efforts se révéleront infiniment plus fructueux.Le Lafayette de la musique américaine

Après avoir composé son premier opéra, La Veuve, avec un grand succès, Calixa tente une deuxième intervention plus radicale dans la culture américaine avec un opéra comique satirique intitulé The Indian Question Settled At Last (La question indienne enfin réglée) qui met en scène les événements réels entourant le chef indien Sitting Bull en tant que figure sage semblable à Zorastro qui guide les soldats, les missionnaires et les indigènes insensés vers un état de sagesse en encourageant tout le monde à se débarrasser de leurs préjugés et à s’éveiller à l’amour les uns pour les autres, divers indigènes et blancs tombant amoureux et vivant en harmonie. Cette deuxième pièce a été jugée trop controversée pour la scène et n’a jamais été jouée. Calixa a alors décidé de laisser les opéras derrière lui et de se concentrer sur une nouvelle voie qui l’a mis en contact avec la Music Teachers National Association (MTNA) à Rhode Island en 1883.

À la fin de cette réunion de 1883, Calixa recommanda au président de la MTNA, E.M.B. Bowman, l’idée impensable d’organiser un concert composé de compositeurs américains l’année suivante. Christopher Thompson, biographe de Lavallée, écrit qu'”il semble que jouer un programme de musique composée par ses contemporains américains était quelque chose que personne n’avait envisagé de faire”.

L’année suivante, le fruit des efforts de Lavallée a porté ses fruits puisqu’un répertoire 100% américain a été joué pour la première fois de l’histoire le 3 juillet 1884 au Case Hall de Cleveland, Ohio. Dans le sillage de l’incroyable succès de ce concert, une lettre adressée au Sénat et à la Chambre des représentants par les membres de la MTNA a conduit à l’adoption de la première loi sur le droit d’auteur pour la musique. En remerciement d’avoir initié ce nouveau mouvement audacieux, Calixa a été nommée vice-présidente de la MTNA. Le magazine Folio, qui rend compte du concert, déclare que le concert de Lavallée a inauguré “un nouveau départ dans l’histoire musicale du pays”.

Le 4 juillet 1884, la MTNA annonce la création de l’American College of Musicians (ACM) dans le but d’examiner les professeurs de musique dans différentes catégories de musique (voix, piano, orgue, théorie) et de proposer différents grades de compétence (master, fellow et certificat de compétence). Lavallée prononce un discours émouvant à cette occasion et il est élu à la tête du comité du programme. Le Collège fait l’objet de vives attaques de la part de nombreux ” brahmanes musicaux ” de la Nouvelle-Angleterre qui contrôlent la scène musicale en tant qu’élite autoproclamée. Le principal ennemi de l’ACM était Eben Toujee, cofondateur du MTNA qui craignait que la nouvelle institution ne brise le monopole dont jouissait le New England Conservatory dont il était le président.Lavallée et Thurber à la tête du mouvement pour une nouvelle école de musique américaine

Lavallée étant désormais à la tête de ce nouveau mouvement, Jeanette Thurber, mécène visionnaire, se joint à la cause et fonde l’American Conservatory en 1885. Brian C. Thompson, biographe de Lavallée, a noté la croissance spectaculaire de la MTNA une fois que Thurber a offert son soutien : “Grâce au soutien financier de la mécène Jeannette Thurber, la MTNA a porté son profil à un nouveau niveau lors de sa réunion d’été de 1885 à New York.”

Jeanette Thurber

Au cours de la réunion de 1886-1887, le président S.N Penfield a appuyé l’élection de Lavallée à la présidence de l’institution en disant : “Vous pouvez vous référer à l’année dernière, lorsque des compositions américaines ont été données d’une manière très digne à l’Académie de musique de New York, avec un grand orchestre et un chœur, sous les auspices du président et des officiers de cette année. Mais qu’est-ce qui a mené à cela ? Un modeste récital de piano donné l’année précédente (applaudissements) par un homme qui a mis sa réputation en jeu. Ce fut, en un sens, le début de cette politique de l’Association nationale des professeurs de musique, qui a maintenant atteint ces dimensions. J’ai l’honneur de vous présenter, comme candidat à la présidence pour l’année à venir, le monsieur qui a donné ce récital, M. Calixa Lavallée, de Boston”.

En trinquant aux perspectives du nouveau mouvement, le compositeur Wilson G. Smith déclare le 15 mars 1886 : “C’est à M. Lavallée (un étranger, lui aussi, soit dit en passant, à la honte de certains de nos artistes autochtones) qu’appartient l’honneur d’inaugurer le présent mouvement, au nom des compositeurs américains et de leurs œuvres. L’histoire de l’art américain lui accordera cette distinction”.

En remerciement de son élection à la présidence, Lavallée a déclaré qu’il allait “mettre son cœur, son âme et toute son énergie au service de la musique américaine.”

Fidèle à sa parole, Calixa était connu pour travailler de 16 à 18 heures par jour, enseignant, organisant des concerts, des programmes, composant, collectant des fonds et gérant les affaires administratives de la MTNA, souvent de sa propre poche. Il a travaillé en étroite collaboration avec le chef d’orchestre Frank Van der Stucken, ainsi qu’avec E.M. Bowman et Carlyle Petersilea pour faire progresser la carrière de compositeurs tels que George Chadwick, John Knowles Paine, Arthur Foote, Wilson Smith, Ernst Jonas et Emil Liebling, pour ne citer qu’eux.

Bien qu’il ait été président par intérim de la MTNA lors de la réunion de 1889 à Philadelphie et qu’il ait été réélu pour présider le comité du programme de la réunion de 1892 à l’Exposition de Columbia, Calixa était allé trop loin et a succombé à la tuberculose le 21 janvier 1891 à l’âge de 48 ans.

Lors du discours présidentiel de la réunion de 1892, J.B. Hahn parle du nouveau mouvement et du rôle joué par Lavallée :

“C’est dans cette ville – oui, dans cette même salle, il y a huit ans, que Calixa Lavallée a sonné la note clé d’un mouvement dont les réverbérations ont trouvé un écho et une réponse dans tout le pays. Beaucoup de ceux qui sont ici aujourd’hui se souviendront aisément de l’occasion – un récital pour piano-forte modeste, sans prétention, dont la caractéristique distinctive était d’être le premier programme complet de compositions américaines jamais présenté… Pour son patriotisme, son courage, son choix judicieux qui a mené à la victoire et le leadership qu’il a ensuite assumé, tous les honneurs à notre regretté associé et ex-président, Calixa Lavallée, le Lafayette de nos musiciens américains.”

Neuf mois à peine avant sa mort, Calixa a accordé une interview au Boston Herald pour décrire son espoir inspiré et sa vision de la nouvelle époque de la composition américaine qu’il avait contribué à déclencher :

“Quelqu’un doit se sacrifier pour la cause. Lorsque j’ai lu la dépêche de Washington, il y a deux ou trois semaines, sur le succès du concert de compositeurs américains donné dans cette ville, j’ai été ravi. J’étais loin d’imaginer, il y a six ans, que les efforts que je faisais dans ce sens trouveraient leur récompense si rapidement. Non, la musique américaine est là pour rester et plus vite le public américain s’en rendra compte, mieux ce sera pour la cause et pour toutes les parties concernées. Bien sûr, nous traversons une période de transition, ce qui est le sort de tout nouveau pays, et il faudra peut-être encore quelques années avant que nous acquérions une couleur nationale à notre musique : mais qui sait si un génie ne viendra pas bientôt couronner nos efforts.”Epilogue

1892 est une année faste pour le mouvement. Bien que Lavallée n’ait pas vécu assez longtemps pour voir sa prophétie se réaliser, c’est l’année où Jeanette Thurber a fait venir en Amérique un autre génie musical étranger afin de guider l’Amérique dans sa transition vers la découverte d’une “couleur nationale”.

Antonín Dvořák

Le grand compositeur d’origine hongroise Antonín Dvořák arrive à New York en septembre 1892 et se met au travail pour reprendre le flambeau là où Lavallée l’avait laissé en 1891, devenant la figure de proue du National Conservatory of America de Thurber et créant une nouvelle école de musique américaine issue de ses études intenses des mélodies amérindiennes et afro-américaines. Dvořák a donné une interview au NY Herald le 23 mai 1893 en disant :

” Je suis maintenant convaincu que la future musique de ce pays doit être basée sur ce qu’on appelle les mélodies nègres. Cela doit être le fondement de toute école de composition sérieuse et originale qui se développera aux États-Unis… Ces thèmes magnifiques et variés sont le produit du sol. Ils sont américains”.

Le travail de Dvorak a abouti à sa Symphonie du Nouveau Monde de 1893, et à une nouvelle génération de compositeurs et de musiciens afro-américains sous la direction de Harry Burleigh, des chanteurs de la Fisk Jubillee et de bien d’autres.

Footnotes

[1] Brian C. Thompson, Anthems and Minstrel Shows: The Life and Times of Calixa Lavallee, McGill-Queens University Press 2015, P.228

[2] Ibid, p. 230